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Ker Asia

Corée du Sud - l’héritage de la guerre


Des coréennes rendent hommage aux femmes de réconfort

Les conflits armés ont toujours été des périodes de profonds bouleversements remettant en cause des modèles de société tout en les forgeant, parfois, sur la base de nouvelles valeurs morales, politiques et économiques. Pour autant, ce qui en ressort ne résout pas toujours le contentieux entre les nations quand il n’aggrave pas le sort de la population des pays concernés et en particulier des catégories les plus vulnérables que constituent les femmes et les enfants au lendemain de la guerre. C’est notamment le cas en Asie pour la Corée du Sud, la Thaïlande et les Philippines durant la Seconde guerre mondiale et même après avoir retrouvé la paix pour ces dernières paradoxalement.

Si les conflits du XXe siècle ont souvent constitué un facteur décisif dans le développement des industries mobilisées dans l’effort de guerre, ils peuvent engendrer également des activités inédites dans les pays impliqués afin de satisfaire les puissances d’occupation dans le cas du Japon impérial en Corée notamment et plus tard, les armées de libération que sont les États-Unis d’Amérique et leurs alliés, dans leurs missions de rétablissement de la paix puis sous la tutelle des Nations Unies, dans un cadre plus large, du maintien d’un ordre mondial adopté par ses membres depuis la création de l’Organisation en 1945.

Ainsi, des invasions et des occupations militaires, tous ces rapports de force avec la société civile ont permis une organisation ‘‘rationnelle’’ de développement au profit des armées en envoyant de gré ou de force, des centaines de milliers voire des millions de femmes et de fillettes au service sexuel des militaires dans des maisons closes financées et organisées directement le plus souvent par les États. ‘‘Maison de réconfort’’ dans les pays conquis pour l’armée impériale japonaise, établissements sanitaires allemands aux BMC (bordels militaires de campagnes) pour les troupes françaises en Algérie en passant par les ‘‘camptowns and rest recreation sites’’ pour les GIs, tous relèvent d’une organisation parfaitement mise au point voire institutionnalisée dans un seul objectif, la traite des femmes et des enfants à des fins de prostitution.

Durant la lutte des États-Unis d’Amérique contre les communistes coréens et vietnamiens au cours des guerres de Corée (1950-1953) et du Vietnam (1955-1975), l’industrie de la prostitution a donc connu un essor considérable grâce aux troupes stationnées dans ces pays et dans leurs bases arrières situées aux Philippines et en Thaïlande, en favorisant pour ainsi dire l’établissement à grande échelle d’infrastructures à des fins de prostitution, non seulement au profit des militaires mais du tourisme sexuel de masse par la suite et en Thaïlande en particulier. Selon les estimations les moins pessimistes, plus de 33 millions de femmes et d’enfants de l’Asie du Sud-Est auraient été ainsi victimes de la traite à des fins de prostitution pour les seules années quatre-vingt-dix.

Les ‘‘maisons de réconfort’’ japonaises

Les ‘‘maisons de réconfort’’ou ‘‘centre de délassement’’ ont pu voir le jour entre 1932 et 1945 à la faveur des guerres déclarées par le Japon impérial à plusieurs pays d’Asie et aux États-Unis d’Amérique pour devenir de véritables institutions - lorsque le Japon entreprit la conquête de la Chine en 1937-1938 - ayant pignons sur rue dans l’ensemble des territoires occupés au fur et à mesure de l’avancée nipponne en Indonésie, Indochine, Thaïlande, Birmanie, Bornéo, Philippines voire au cœur même de l’empire et à fortiori dans ses anciennes possessions que sont la Corée et Taïwan. Situés principalement près du front en raison de la concentration des troupes, les ‘‘centres de délassement’’ se sont donc développés pour satisfaire les besoins naturels des soldats et maintenir leur moral ainsi qu’au Japon, malgré l’existence de la prostitution légale, afin de répondre à ceux qui n’avaient pas les moyens de se payer des lupanars traditionnels prostituant des Japonaises.

En raison des destructions volontaires d’archives par le gouvernement japonais, le nombre exact de femmes prostituées dans les bordels militaires n’est pas connu mais estimé à 200 000 selon les témoignages et les rares documents retrouvés par les historiens. Ces ‘‘ianfu’’ en japonais étaient majoritairement des asiatiques bien que parmi les victimes, on peut dénombrer des Néerlandaises capturées en Indonésie et même des ressortissants japonais. Mais ce sont les Coréennes qui constituent le plus gros du contingent puisque leur nombre représente 80 % des victimes d’autant que l’esclavage sexuel est, en partie, une extension des pratiques du gouvernement japonais depuis sa main mise sur la péninsule en 1905. De fait, ces femmes prostituées pour le bénéfice de la troupe étaient considérées d’emblée comme ethniquement inférieures ce qui légitimait leur esclavage sexuel.

Bien que leur sort ne soit pas enviable, les ‘‘Japonaises de réconfort’’ étaient réservées aux officiers tandis que les femmes des autres nationalités étaient livrées aux militaires du rang et traitées plus brutalement que les premières. Parmi les plus prisées, les vierges étaient les plus recherchées sauf les ‘‘Japonaises de réconfort’’ qui étaient déjà des professionnelles du secteur de divertissement pour hommes au Japon, lors de leur recrutement, et généralement plus âgées que les Coréennes aussi. Presque toutes ces Coréennes étaient donc vierges, célibataires et âgées de 11 ans jusqu’à la vingtaine tout au plus et pouvaient recevoir jusqu’à 70 hommes par jour tout en étant battues, torturées ou mutilées voire exécutées par des soldats insatisfaits. L’armée ayant fixé les règles de fonctionnement stricts relatifs aux horaires notamment - de neuf heures du matin à minuit, tous les jours de la semaine et deux jours de repos par mois lors des menstrues – et aux opérations de désinfection des chambres-cellules, aux visites médicales ou encore aux traitements des infections vénériennes, leurs conditions de vie étaient pour ainsi dire particulièrement dures.

La gestion des ‘‘maisons de réconfort’’ était assurée au début de la guerre par les armées directement ou les gouvernements locaux voire des particuliers au fur et à mesure de la propagation des centres de même que les militaires ont abandonné progressivement leurs prérogatives préférant s’en remettre aux civils - avec l’octroi d’un statut paramilitaire - pour ne plus garder qu’un droit de regard en matière de santé sur les femmes recrutées. Les tenanciers proxénètes touchaient un pourcentage sur le prix des passes tandis que les femmes ne recevaient rien la plupart du temps.

Trois méthodes de recrutement ont été établies : le racolage de ‘‘volontaires’’ qui étaient déjà prostituées, la duperie sous forme d’offres fallacieuses d’emplois bien rémunérés de serveuses, de cuisinières ou de lingères pour l’armée et l’enlèvement pur et simple. Ainsi, les cadets de l’armée japonaise ont reçu une formation spéciale pour apprendre à bien gérer l’approvisionnement en marchandises inanimées et vivantes pour le réconfort des soldats de même que les corps expéditionnaires envoyaient en Corée des marchands chargés de recruter des Coréennes destinées à devenir des esclaves sexuelles de la troupe, de connivence ou avec l’aide de la police militaire ou de la police locale. Ces derniers étaient généralement désignés par l’état-major mais parfois aussi par les divisions, brigades ou régiments directement.

Le programme des ‘‘centres de délassement’’ a donc été méthodique, soigneusement organisé et exécuté par le gouvernement japonais si bien que même après la reddition du pays, l’Association pour la création de facilités récréatives spéciales, financée indirectement par le gouvernement japonais a même ouvert une première ‘‘maison de réconfort’’ à Tokyo pour les troupes alliées d’occupation en exploitant pas moins de 70 000 femmes à son point culminant. Ainsi, l’armée américaine n’a pas seulement occupé le Japon au lendemain de la guerre, elle a également utilisé les maisons closes mises à sa disposition en réclamant de surcroît la construction d’autres bordels qu’elle va gérer conjointement avec les autorités japonaises tout en faisant perdurer, au nom de la paix rétablie, une politique d’asservissement longtemps occultée. Okinawa et Kadena ont ainsi servi de ‘‘camptowns rest and recreation sites’’ pour la prostitution des femmes originaires Philippines et de la Thaïlande au profit des troupes onusiennes pendant la guerre du Vietnam.

Prostituée coréenne

Le cas coréen

Sur la base d’un accord bilatéral de défense signé en 1954 entre les États-Unis d’Amérique et la République de Corée, des bases militaires onusiennes ont été acceptées sur le sol de la Corée du Sud avec des clauses spécifiques dont l’une prévoyait la mise en place des ‘‘camptowns rest and recreation sites’’ ou ‘‘kijich’on’’ en coréen, pour les soldats américains. Ainsi, pouvait-on lire dans dans ces centres subventionnés par le gouvernement des règles clairement explicites de fonctionnement et de pratiques : les prostituées devaient ‘‘desservir’’ 29 soldats par jour, les contacts sexuels ne devaient pas excéder 30 minutes. Les personnes prostituées pour les militaires de ces centres devaient s’enregistrer auprès du gouvernement coréen. L’uniforme militaire accordait automatiquement un droit d’entrée au soldat sans aucune autre formalité ni contrôle. Le prix de la passe était 2 $ ou moins l’heure et 5 ou 10 $ la nuit dans les années soixante et plus tard, dans les années quatre-vingt, une nuit coûtait 20 $ et une passe 10 $ l’heure. Le propriétaire des centres et les proxénètes récupéraient en moyenne 80 % de l’argent et les femmes prostituées 20 %.

Non organisée et réglementée entre 1945 et 1949, la prostitution a connu un développement particulier durant la guerre de Corée. Elle a de fait créé de nouvelles conditions socio-économiques en raison du chaos social et politique qui régnait dans le pays sans compter la pauvreté qui en découlait pour la population - familles séparées, jeunes orphelines qui se comptaient par millions, veuves sans aucune ressource – avec pour corollaire, la nécessité pour tous de survivre et que le système des ‘‘kijich’on’’ ‘‘aidera’’ pour trouver un emploi gouvernemental mais qui ne sera finalement qu’un leurre puisqu’il s’agira d’alimenter les centres de prostitution au profit des GI stationnés sur le territoire. Aussi, peut-on dénombrer pour les années quatre vingt dix, 18 000 prostituées enregistrées et 9 000 non enregistrées au service des 43 000 militaires onusiens et en 2000, 8 500 femmes originaires des Philippines et de Russie victimes de la traite à des fins de prostitution pour les militaires américains par le biais de visas de divertissement délivrés par le gouvernement coréen, afin de répondre à une demande toujours plus croissante des propriétaires de bars situés aux alentours des centres de prostitution.

L’argent étant le nerf de la guerre et du maintien de la paix, les revenus engendrés par l’industrie de la prostitution incita le gouvernement à développer une économie spécifique basée sur une exploitation du corps de la femme en revêtant une forme plus attrayante appelées ‘‘Kisaeng’’ dans les années 1970 et qui n’est rien d’autre que du tourisme sexuel de masse attirant principalement des Japonais, pour un bénéfice estimé à 700 milliards de wons en 1978 et toujours en progression puisqu’il représente 5 % du PNB du pays en 1989 pour 1,2 a 1,5 million de Coréennes ‘‘employées’’ dans l’industrie de divertissement pour hommes. Jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, les prostituées étaient essentiellement d’origine coréenne et avec l’expansion des industries du sexe, la Corée est devenue peu à peu le pays de la traite des femmes.

Conclusion

Il est paradoxal de constater que certaines violations des droits les plus élémentaires aient pu être commises par la communauté internationale dont les États-Unis d’Amérique en tête et au nom de la paix dans un pays qui a connu les horreurs de la guerre. Mais il est encore plus surprenant d’apprendre que ce pays ait accepté de cautionner des actes condamnables, en le prolongeant, quand bien même fut-il acculé à des choix douloureux. C’est pourtant ce que la Corée du Sud a fait au lendemain de la Seconde guerre mondiale en entretenant par la suite une politique mise en place par le Japon, durant l’occupation de la péninsule, et en collaboration avec les forces libératrices stationnées sur son territoire afin de maintenir et développer des structures de la traite des femmes et des enfants. Peu importe les raisons politiques ou socio-économiques qui justifient ce choix, une chose apparaît clairement, les victimes d’hier ou d’aujourd’hui sont toujours les mêmes.

Si les interventions d’armées étrangères ont contribué de façon décisive à l’histoire de la prostitution contemporaine en Asie notamment, le cas coréen est significatif à cet égard. En 1916, le gouvernement japonais a légalisé la prostitution pour la première fois dans l’histoire coréenne et a importé des prostituées japonaises pour l’élite nippone de sa colonie et rapidement, la prostitution locale s’est développée et des ‘‘red lights districts’’ ont ainsi vu le jour. Durant la Seconde guerre mondiale, l’organisation de la prostitution a atteint son apogée et pour ainsi dire servi de prototype aux ‘‘camptowns rest and recreation sites’’ des troupes onusiennes. Pour autant, la reconnaissance officielle d’un des crimes les plus abjects de la Seconde guerre mondiale par le Japon, en décembre 2015, suscitera-t-elle une prise de conscience des puissances censées défendre des valeurs civilisationnelles dont elles se targuent un peu trop vite, bien souvent dans le passé et même aujourd’hui sur d’autres théâtres d’opérations ? Et quand en est-il des Coréens quand il s’agit d’enseigner l’Histoire contemporaine de leur pays connaissant la spécificité ethnique entretenue dans l’inconscient collectif d’une nation dans ses rapports avec l’étranger depuis toujours ? Plus que jamais, il importe d’écouter le témoignage des ‘‘femmes de réconfort’’ de toutes nationalités pour que cet indicible crime de l’humanité ne puisse se répéter. C’est le sens même du devoir de mémoire.

Des japonaises brandissent des portraits de "Femmes de réconfort"


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