La paix retrouvée est toujours un moment de concorde national, mais il peut prendre parfois l’étrange allure d’un consensus frauduleux avec ses non dits. S’il s’agit bien de panser ses plaies en priorité, tout en songeant au passé et en espérant ne plus voir les affres de la guerre se reproduire, il faut également rebâtir sur les décombres pour se donner un avenir et ce faisant, sur le passé. Ainsi, le long chemin de mémoire que Pyongyang et Séoul ont emprunté depuis des années est identique sur ce point. L’ennemi d’hier est le même pour les deux Corées.
Avant la partition du pays – autrefois colonie japonaise – celui-ci n’a pas toujours été l’objet d’une implacable domination telle que l’Histoire l’enseigne car ce serait négliger un aspect et non des moindres s’agissant des liens entretenus par la Corée avec l’ancienne puissance tutélaire, avant même la déclaration de la guerre d’Extrême Orient.
Or, ni Pyongyang ni Séoul ne semblent vouloir aller plus loin que la lecture officielle des faits considérés comme irréfutables, tout en adoptant une étrange posture quant à regarder en face un passé commun loin d’être monolithique. S’il y avait bien une occupation du pays et l’exploitation de ses ressources, cela n’a pu se faire sans résistance ni collaboration à un moment ou un autre voire à un niveau insoupçonné. Cette seule question devrait interpeller tout historien soucieux de vérité et pourtant cet aspect de l’histoire coréenne a été largement occulté par les chercheurs jusqu’à une époque récente.
Pour diverses raisons essentiellement étatiques, elle a donc été ignorée par les deux Corées préférant une vision plus consensuelle mais désormais remise en cause ouvertement concernant les années sombres du pays. Ainsi, la naissance des états nations au lendemain de la défaite du Japon en 1945, a donné rapidement lieu à une vision presque unilatérale du combat contre l’oppresseur - par les nouveaux gouvernements - dans ses différentes formes de résistance, tout en la transformant rapidement en un acte de soulèvement général et pour ainsi dire indiscutable dans les combats pour la libération.
Enfermé dans un dogmatisme inévitable, il était donc difficile de tenter un angle de lecture différent des événements sans la crainte pour tout un chacun d’être poursuivi pour révisionnisme sauf que des éléments nouveaux sont apparus, ces dernières années, pour nuancer quelque peu la question de la résistance patriotique dans laquelle nombre de pays se complaisent pour des raisons idéologiques au lendemain de la Seconde guerre mondiale et surtout à l’apogée de la Guerre froide, en ce qui concerne les deux Corées dans leur course à la légitimité politique.
Les récits héroïques ne manquent certes pas de même que les actes d’insoumission pour nourrir l’histoire officielle comme preuves irréfutables mais il faudrait certainement reconsidérer une large période précédant l’entrée en guerre du Japon avec presque tous les pays d’Asie et au cours des conflits proprement dits pour constater que sur le sol coréen, la présence de l’oppresseur n’a pas toujours été vécue comme une main mise insupportable quand elle ne vient pas nourrir la réflexion d’une partie non négligeable de la classe intellectuelle pour soutenir le régime impérial dès le début des années trente.
Aussi, toutes les thèses nationalistes d’après-guerre, promptes à défendre une vision universelle ou presque de la résistance voire permanente des coréens, tout en considérant implicitement la question de la collaboration comme inexistante, doivent être réexaminées à la lumière des études faites ces dernières années en Chine et en Mandchourie notamment. Celles-ci montrent que la résistance est essentiellement étrangère à la population de la péninsule quand bien même cette dernière se heurtait à l’autorité japonaise car aucune structure de combats n’a pu se développer jusqu’à la fin de la période coloniale. Si résistance il y avait, elle ne pouvait s’exprimer qu’au travers des guérillas anti-japonaises menées en Mandchourie, dans le Nord de la péninsule, et au Sud par des liens étroits entretenus avec le gouvernement provisoire de Shanghaï et les nationalistes réfugiés aux États-Unis.
Or, la politique répressive du gouvernement japonais n’a pas suscité que des réactions d’hostilité à son égard car son administration employait un nombre significatif de fonctionnaires coréens à tous les niveaux – bureaucratie, police, armée, industrie… - sans compter la collusion d’une partie de l’aristocratie avec le milieu des affaires nippones. Aussi, faut-il considérer la question de la collaboration comme un fait difficilement conciliable avec l’idée de résistance générale des coréens et surtout la replacer dans un contexte plus large, précédé en cela, par la vision qu’avait l’intelligentsia coréenne dans sa perspective mondialiste de l’Asie et de la spécifié coréenne à ce moment-là, quitte à s’en remettre au Japon pour bâtir un espace pan-asiatique d’autant que les victoires spectaculaires remportées par son armée sur le continent asiatique - au début des années 1930 et 1940 - militent dans ce sens.
Pour une partie de l’élite coréenne, la libération du pays n’était donc pas une solution primordiale et peut-être pas souhaitable car la présence japonaise n’était qu’un mal nécessaire en attentant la construction d’un nouvel ordre qui respecterait l’identité des peuples, tout en les emmenant vers le progrès. Ce faisant, nombre d’intellectuels apportèrent leur soutien à l’Empire du soleil Levant tout en encourageant la population à les suivre dans cette voie. Ils entrevoyaient de fait la possibilité d’associer leur pays aux idées réformistes des dirigeants japonais pour le sortir de la stagnation, quitte à emprunter des éléments de l’idéologie impériale. Plus prosaïquement, l’idée de se trouver dans le sillage du Japon séduisait même la classe paysanne coréenne car s’il y avait un territoire qui pourrait servir ses intérêts, c’était bien l’État fantoche du Mandchoukouo avec ses vastes territoires à repeupler.
Le bénéfice matériel à terme est donc bien réel en dépit des atrocités commises par l’armée japonaise sur les populations civiles – esclavage des femmes, expériences biologiques sur les prisonniers, massacres de populations… - et si elles sont perçues comme une des conséquences de la guerre, cette dernière permettra de construire sur l’ancien monde un empire multiculturel et prospère dans lequel la Corée pourra occuper une place de premier plan dans ses futures relations avec le Japon, du fait de son passé avec celui-ci, sans compter le rôle qu’il est urgent de définir face à la stratégie géopolitique de l’Empire japonais.
Paradoxalement, le rêve du Grand Japon est pour ainsi dire partagé par ceux-là mêmes qui devraient s’insurger contre la politique de japonisation de toute la péninsule – loi de 1938 limitant l’enseignement de la langue puis interdiction totale en 1943, lois d’assimilation des Coréens en 1944 par la conscription visant à en faire des sujets de l’Empire – sauf que rapporté au leadership de Tokyo sur le continent – prises de villes stratégiques chinoises, victoires spectaculaires à Nankin et Shanghai durant la guerre sino-japonaise de 1937-1945 - nombre d’intellectuels de premier plan ont fini par plaider en faveur du vainqueur d’autant que rien ne semblait pouvoir l’empêcher d’aller toujours plus loin et ce jusqu’à la déclaration de guerre contre les États-Unis d’Amérique marquée, en décembre 1941, par une victoire écrasante des nippons à Pearl Harbor…
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