Si l’Histoire officielle de la péninsule rapporte l’existence de mouvements populaires de protestation contre la colonisation japonaise dès 1905, les cadres dirigeants du pays n’ont pas tardé à prendre le relai pour affirmer officiellement leur rejet de l’occupant les années suivantes. C’est dire que la population ne compte pas se soumettre mais c’est surtout le soulèvement de Samil Udong du 1er mars 1919 – après la mort de l’ancien roi Kojong soupçonné d’être empoisonné par les Japonais – qui sera l’élément déclencheur à une lutte armée, menée par une poignée de coréens, après la répression qui fera 7000 morts et des milliers d’arrestations.
Certes embryonnaire dans un premier temps et bien qu’articulée autour d’un gouvernement d’exil formé à Shanghai en 1919, cette résistance qu’on peut qualifier de la première heure est donc déterminée à combattre l’ennemi mais dans un rapport de force tellement défavorable qu’elle peinera à trouver les moyens matériels, pour espérer inverser le cours des événements, sans parler des appuis qui font défaut et de l’ennemi tapi dans l’ombre qu’il faudra affronter également. Ce dernier est souvent insaisissable d’ailleurs voire invisible car il n’est autre que le voisin, l’ami, un parent et peut-être même le frère d’arme.
Parmi eux, beaucoup ont des raisons de trahir ou en collaborant avec l’occupant. Parce qu’ils n’y croient plus ou qu’ils ne songent qu’à survivre comme bon nombre de gens ordinaires finalement - et peu importe sous quel drapeau du moment que la répression les épargne – certains iront jusqu’à revêtir l’uniforme du camp adverse tandis que d’autres sont prêts à aller jusqu’au sacrifice pour retrouver leur liberté. De fait, résistance et collaboration sont souvent inséparables et constituent un thème récurrent dans toutes les guerres modernes outre d’être peu exploré par le cinéma asiatique.
Dans notre cas, le réalisateur Kim Jee-woon s’en est saisi pour faire la trame de son film où l’ombre de la suspicion plane constamment sur le comportement des hommes et dans une histoire qui aurait pu se dérouler ailleurs ou à une autre époque tant elle semble universelle par les aspects abordés. En d’autres termes, si le choix de chacun peut être lourd de conséquences dans la tourmente d’une guerre, il pourrait se résumer aussi en un cruel dilemme quand il s’agit de vivre à tout prix ou risquer de périr pour un idéal... En cela, s’il n’y a rien de nouveau sous les tropiques, il reste à voir comment le 7e Art compte apporter sa contribution en image sans tomber dans le manichéisme.
Aussi, le réalisateur a-t-il décidé de nous plonger directement dans le feu de l’action et dans les années vingt, c’est à dire au tout début de la résistance armée incarnée par une poignée d’hommes déterminés et sur lesquels repose toute l’architecture du scénario, ponctuée de scènes spectaculaires, comme on peut s’y attendre, et de revirements aussi mais pas uniquement. Car au-delà de la richesse visuelle dans la reconstitution des décors – Shanghai dans la première séquence notamment – le film réserve surtout de magnifiques moments de confrontation tout en brossant subtilement le profil psychologique de chacun des protagonistes dans leurs évolutions et en premier lieu du personnage principal en la personne de Lee Jung-chool interprété par Song Kang-ho.
Tâche ordinaire pour ce policier, il s’agit pour lui de démanteler un réseau de résistants sauf qu’il est coréen de souche et à la solde des Japonais dans cette mission qui servira de point de départ à l’histoire. Elle commence d’ailleurs par une course poursuite dans les rues de Shanghai car il s’agit de neutraliser un combattant qui est aussi son ami d’enfance étrangement et si l’ouverture s’annonce pour le moins fracassante, ‘‘The Age of Shadows’’ ne verse pas dans la violence aveugle en dépit des apparences. Elle est toujours justifiée par les rapports de force en perpétuel changement et intelligemment dosée pour mettre en place tous les personnages dans un jeu de rôles à multiples facettes en quelque sorte et dont l’issue ne peut qu’être fatale. Aussi, faut-il suivre chacun d’entre eux jusqu’au bout pour connaître le dénouement car il est impossible de deviner qui aura le dessus et surtout quand viendra le coup de grâce.
Tendu à l’extrême, le film se décline dans la forme comme un thriller psychologique mais avec cette rare puissance narrative qui enlève toute possibilité de s’en détacher. Quant aux personnages, si tous ont de bonnes raisons de lutter, c’est surtout le sort du pays qui se joue dans le sacrifice de certains ou en retrouvant sa conscience pour d’autres face à l’oppression. Collaboration, trahison, actions d’éclat, tous les ingrédients sont ainsi réunis pour en faire un film à grand spectacle mais c’est oublier que ‘‘The Age of Shadows’’ ne vise pas qu’à distraire. Bien que fictif pour les protagonistes, il aborde de fait une période encore mal connue de la résistance coréenne, dans ses premières années tout du moins et que résume parfaitement le titre. Sans ambiguïté, il annonce que nous sommes à l’âge des ombres ce qui laisse planer aucun doute sur le propos.
Par le truchement du 7e Art, le film évoque ainsi et indirectement une des pages les plus sombres de la Corée avant que se dessinent les lignes de fractures idéologiques qui finiront par diviser les résistants en plusieurs groupuscules et le pays par la suite. Ce faisant, ‘‘The Age of Shadows’’ invite le spectateur à visiter pour ne pas dire revivre une époque ou tout semble possible et impossible à la fois. Il s’agit naturellement d’une Corée libre mais pour cela, il faudra en finir avec cette époque troublée ce qui demandera beaucoup de patience pour les indépendantistes et beaucoup de doigté pour le cinéma pour ne pas se laisser gagner par la facilité voire la propagande toujours tentante dans ce genre d’entreprise.
Que dire de plus si ce n’est que ‘‘The Age of Shadows’’ est une grande réussite cinématographique. On le doit non seulement à des acteurs particulièrement convaincants dans leur rôle respectif – mentions particulières pour Song Kang-ho alias Lee Jung-chool et Gong Yoo alias Kim Woo-jin – mais à un scénario extrêmement bien écrit aussi et sur lequel, viennent se calquer des images tout simplement éblouissantes. Sur ce point, Kim Jee-woon démontre une fois de plus qu’il en a la maîtrise parfaite et ce jusqu’à la dernière séquence du film qui s’achève d’ailleurs comme il a commencé. C’est à dire avec maestria pour son sens du spectacle et sur une tonalité presque obsessionnelle avec ce Boléro de Ravel qui résonne étrangement telle une bombe à retardement.
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