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Ker Asia

The Tiger


Film sud-coréen sorti en 2015

C’est un cadre à la fois grandiose et hostile. Avec ses montagnes enneigées, jusqu’à présent préservées de la souillure de l’homme, ces lieux inaccessibles inspirent crainte et respect depuis les temps les plus reculés. Aussi fascinant qu’il est nimbé d’un épais mystère, le mont Jirisan en est le point culminant. Pourtant, chacun sait que sur ces hauteurs, vit un animal dont le seul rugissement suffit à soulever un vent de terreur dans toute la vallée.


Le sang qu’il fait couler de sa gueule appartient aux imprudents qui osent fouler, une fois de plus, son territoire et de la loi des hommes, il n’entend que les siennes. Le seigneur de ces terres ne fait que protéger sa descendance et ce qui faisait autrefois son habitat désormais piétiné, saccagé et contesté un peu plus chaque jour par l’intrus. C’est le même, le dépravé, le vaniteux, le cupide, le chasseur de gloires qui ne craint plus de le défier.


De la félinité qui émane de sa silhouette, ce tigre est l’incarnation vivante et majestueuse d’un esprit qui habite la montagne et ce faisant, il tente pour la dernière fois, sans doute, de s’imposer à ce qui semble inéluctable. Le monde tel qu’il l’a connu est en train de vaciller sous la violence toujours plus grande de l’envahisseur et dans un rapport de force qui semble inégal malgré toute la férocité dont il fait preuve pour défendre ces lieux pétris de croyances totémiques. C’est une terre vierge et séculaire que la modernité regarde avec convoitise en affûtant ses armes. Peu nombreux, ce sont d’abord de téméraires chasseurs qu’il est aisé de vaincre. Mais maintenant, ce sont des étrangers venus de loin avec leurs redoutables armes à feu pour asservir cette région rurale de Joseon depuis que l’armée nippone s’est emparée de la péninsule.


La nature dans ce qu’elle a de primaire, de pure se voit ainsi menacée d’anéantissement et dans cette représentation allégorique des bouleversements à venir, ‘‘The Tiger’’ se pose comme l’ultime et tragique gardien d’un passé révolu alors que la ligne de front ne cesse de s’avancer. Aussi, l’humanisation du fauve que lui donne Park Hoon-jung – le réalisateur – trouve sa pleine justification dès lors qu’il s’agit d’affronter non pas que des hommes mais tout ce qu’ils représentent aussi. À l’instar des soldats nippons qui ne voient dans cette traque sans pitié, qu’un trophée de plus à leur tableau de chasse – au même titre que le pays annexé sur le chemin aveugle de leur conquête – le film souligne également mais avec subtilité toute la cruauté du joug japonais imposé à tous et dans toute sa brutalité, tandis que le peuple coréen n’a d’autres choix que de regarder, impuissant, ses croyances et traditions foulées au pied sauf à se soulever ?


La figure centrale du film ne peut donc être que ce tigre et s’il faut bien des personnages pour donner corps à cette histoire, il est clair que la symbolique que revêt l’animal lui confère d’emblée une place particulière parmi les hommes s’il n’est pas l’égal de l’humain voire au-dessus de lui pour toutes les valeurs qu’il incarne. Ce n’est pas un fauve sanguinaire, il ne connaît pas la vengeance ni la cruauté gratuite. Aussi, ne sera-t-on pas étonné que le scénario privilégie un sens de lecture plutôt singulière d’autant que l’animal ne se nourrit pas de l’étroite psychologie du genre humain pour agir. Il n’est mû au contraire, que par un instinct de survie comme toute chose vivante menacée d’asservissement. En cela, il ne lui manque plus que la parole même si son port altier en dit suffisamment sur la noblesse de l’animal et son refus d’accepter toute forme d’aliénation. Mais que faire ?


‘‘The Tiger évoque une Corée rurale des années vingt, sous occupation japonaise, et dans cette peinture de deux mondes qui s’affrontent, il y a le sort de toute chose qui se joue. Il y a aussi le visage d’un vieux chasseur – Cheon Man-deok - qui vit reclus dans les profondeurs de la forêt avec son fils, à l’image d’un royaume replié sur lui-même et bien obligé de faire face à la réalité désormais. L’un ne se nourrit plus que du passé tandis que l’autre, plus jeune, n’aspire qu’à trouver sa propre voie. Que faire une fois de plus ? L’irruption de l’étranger jusque dans ces contrées lointaines ne fait que révéler tout le fossé d’incompréhensions entre père et fils et en cela, il renvoie à un pays figé dans ses certitudes, alors que son avenir ne lui appartient déjà plus. À moins que l’esprit de la nature ne parvienne à inverser le cours de l’histoire dans ces terres reculées ? L’ennemi ne doit pas aller plus loin et dans le rugissement de l’animal, faut-il voir le dernier sursaut de tout un peuple ?


Cheon Man-deok le connaît bien comme il connaît ses semblables aussi faibles que cupides. Il est également connu pour être le meilleur chasseur de la région mais va-t-il pouvoir le vaincre quand la nature l'a déjà privé d’un être cher ? Cela ne regarde que lui et nul n’est digne d’affronter ce tigre parce qu’entre lui et la bête, il y a une histoire personnelle et presque intime. Comme dans une relation, elle ne regarde donc personne et certainement pas l’étranger nippon parce que c’est une histoire coréenne avant tout et de leur affrontement inévitable, c’est en quelque sorte un face à face entre coréens. L’un défend l’esprit du passé et l’autre se doit de le vaincre pour échapper à ses démons et permettre enfin au pays de trouver son destin ? Chacun pourra imaginer le dénouement et dans la présentation des choses, chacun pourra y voir une morale ou non, mais ce qui est certain et laisse songeur est dans la façon de conclure.


Le style dramaturgique du film laisse à penser que la lecture ne peut être que linéaire voire entachée par quelques pesanteurs inévitables au regard des forces en présence. C’est à dire avec une genèse et une fin tragique, ce qui n’est pas complètement faux mais pour une partie du propos seulement, car au-delà de l’intrigue, la beauté des lieux tranche singulièrement avec la cruauté des actes sans parler de la part d’humanité qui semble habiter ce tigre depuis le début. Entre le merveilleux et la brutalité de la réalité, on est toujours entre deux tendances sans que cela nuise à la lisibilité de l’histoire, au demeurant captivante de bout en bout, mais construite essentiellement sur des heurts et surtout riche de mille réflexions à commencer par celle-ci. Pourquoi Cheon Man-deok a-t-il brûlé son refuge après y avoir passé tant d’années ? Les épreuves de la vie l’ont certes éloigné de tout et ce n’est certainement pas par vengeance qu’on décide d’effacer son passé d’ermite de la forêt même après avoir tout perdu. Le film joue de toutes ces interrogations qu’on retrouve d’ailleurs jusque dans la séquence finale parce que ce n’est pas qu’un affrontement entre un chasseur et sa proie. C’est bien plus que cela.


Ne nous y trompons pas, la magnifique plastique du film, n’est pas faite pour éblouir. Il y a derrière les images une véritable réflexion sur les rapports de force avec tout ce que cela implique de conflits entre passé et présent et au-delà de la symbolique quelque peu appuyée, dans la représentation des choses, le réalisateur signe là un film proche d’un conte moderne – pour l’approche formelle – mais dans ses résonances, guère éloigné des réalités passées de la péninsule. C’est à dire au début de la colonisation japonaise tout du moins et avant que l’identité de la Corée ne commence à s’évanouir...


Pour ceux qui ne l’ont pas encore vu et pour toutes les raisons évoquées plus haut, ‘‘The Tiger’’ est incontestablement un film à ne pas manquer parmi les productions sud-coréennes. Au terme de 139 mn de visionnage, disons qu’il se dégage de cette nature sauvage – magnifiée par Cheon Man-deok – et de l’égoïsme meurtrier des hommes, un sentiment de nostalgie, quelque chose d’émouvant, de bouleversant et terrible à la fois mais d’une irradiante beauté.

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